À l’adolescence, ma mère bossait pour une riche famille d’anglophones à l’hôtel du village. Sa grâce naturelle portait davantage à croire qu’elle était l’héritière des sœurs Obéline et Maybeline Hudson que leur femme de ménage. Les visiteurs de l’Hôtel Marbleton s’enquerraient toujours de Léonie, la moins décorée, mais la plus remarquée du lot par son style et ses traits racés.
Son maigre salaire allait directement au soutien de ses parents pour la survie de ses 12 frères et sœurs et malgré cet impondérable financier, elle comble son rêve et s’achète ses premiers gants en cuir après quelques mois de travail. Pour elle, les gants symbolisent l’élégance, la dignité, le raffinement et représentent une forme d’ascension sociale, loin de la misère. C’est en lui offrant des gants que mon père gagne son pari de l’épouser et c’est une main gantée de chevreau qu’il demande en mariage à mon grand-père.
La tradition s’installe et pour souligner les moments importants, Léonie s’achète ou reçoit en cadeau des gants. Des courts, des longs, de toutes les couleurs, parfois portant ses initiales LB, d’autres fois enjolivés d’un détail qui accentue la tendance de l’époque. Classés par longueurs et par couleurs dans un tiroir à l’abri de la lumière, elle leur applique une fois l’an un traitement à base d’huile de bison. Tous ces objets, sans exception, méritent le même soin. Ce rituel coïncide avec un autre grand nettoyage, celui de la coutellerie en argent reçue en cadeau de noces.
Mon père, qui ne voit dans la passion des gants de son épouse qu’un caprice féminin, passe vite le flambeau aux enfants pour nourrir la commode du si précieux accessoire. Graduellement, pour pallier au manque d’inspiration et d’originalité des couvre-mains, les foulards se taillent une place dans le placard. En souvenir de leurs voyages, les enfants substituent les banales cartes postales par les fameux tissus tant prisés que ma mère trie selon une méthode plutôt singulière : par saison et selon le pays de provenance. Des carrés de soie, des écharpes, des mouchoirs satinés pour les poches-poitrines des vestes, des faux Chanel ou Fendi glanés sur la rue Canal à New York, un authentique Hermès, quelques griffes québécoises et canadiennes ainsi que des foulards de tête pour le jardinage, son plus grand plaisir.
Léonie adore ses bégonias et ses géraniums, le petit potager, le poirier, les oiseaux-mouches. À genou, directement dans la terre, elle enlève les mauvaises herbes en protégeant ses ongles grâce à ses gants de coton fleuris. Elle transporte de l’eau par petite quantité et s’assure de ne pas briser ses plants de tomates en les arrosant.
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Aujourd’hui, le jardin est plutôt à l’abandon et pour permettre à sa femme de jouir de son environnement le plus longtemps et le plus sereinement possible malgré l’évolution de ses problèmes de mémoire Monsieur B embauche Henriette Louvain, dite la louve du ménage. Antithèse de « La Dame en bleue », la nanny obéit aux ordres de mon père comme un soldat mais se comporte en gendarme avec ma mère. Sans arrêt, elle range aux bons endroits les objets que la femme du patron déplace dans la maison et la réprimande en utilisant un ton infantilisant.
Étonnamment, la penderie n’est pas ciblée par les aléas de la démence de Léonie et rien n’est décalé. Les chemisiers, boutonnés pour garder la forme, tous alignés dans le même sens reposent sur des cintres dans le placard. Dans la commode, du côté gauche, les pulls impeccablement pliés et, à droite, la lingerie. Une organisation de boutique. L’aménagement sans reproche des vêtements de ma mère dans la penderie insécurise l’aidante. Son job consiste à organiser et replacer les frasques de la démente épouse et non à prendre des leçons de mise en marché d’une candidate à la maladie d’Alzheimer. Mais, où sont les gants ? À titre d’aîné, je lui pose naïvement la question :
– Henriette, où maman cache-t-elle ses gants ?
– Il n’y a plus de gants, jeune homme. Je les ai donnés.
– Et sa collection de foulards ?
– Donnée aussi!
Encore un cas de rage au nettoyant. Les effluves de l’eau de Javel altèrent sa logique.
– Monsieur m’a demandé de faire de la place. J’ai fait de la place!
Complot! Pourquoi les gants ? Décollée de ses émotions, la louve n’y voit que du matériel, un simple embarras. Sous la férule de « monsieur », elle répond aux ordres. Mon père dérobe les gants par personne interposée et, fin renard, en octroyant sa confiance à Henriette, la mandate pour le sale boulot. Cette méthode de gestion l’a bien servi dans son entreprise, pourquoi ne l’appliquerait-il pas à la junkie du Hertel ? Les ficelles sont grosses. La rigueur les unit. Lui, prisonnier du contrôle et elle, dépendante de la performance, sa seule manière d’exister.
Mon père est fâché contre la sénilité de sa femme. Cette étape ne figurait pas à l’ordre du jour dans l’élaboration de son plan de vieillesse. Aucun pot de vin cette fois ne peut modifier la situation. Aucun trafic d’influence ne lui offre de passe-droit. Le verdict est tombé. La défaite! Un phénomène d’ordre physique, que même la médecine ne peut expliquer, sape son pouvoir. Impuissant devant la démence, il perd le contrôle, pour une rare fois dans sa vie.
Cet homme, plongé dans le désarroi, ne peut mettre de mots sur ce qui l’habite : souffrance, colère, tristesse. Sa palette d’émotions est ténue. Son mécanisme de survie étant la vengeance et la punition, il les emploie instinctivement en réaction à la maladie. En enlevant les gants, croit-il, il sévira contre la folie et surmontera sa peine. En jetant les foulards, il effacera le passé de sorte que le souvenir de sa douce ne soit pas entaché par cette même femme aujourd’hui sénile et indigne de porter d’aussi beaux objets. La consigne était précise, on ne donne pas les accessoires de Léonie, on les jette au rebut. Pas question qu’une autre femme les porte. Reprise du contrôle.
La signature de madame B était unique, sa beauté incomparable contrairement à Henriette qui n’a jamais développé de lien avec ses vêtements qui, au même titre que l’esthétisme, la mode et les apparences sont des futilités de « précieuses » ou de jeunes princesses en mal de conquête. Elle déteste son corps « trop rond, trop court ». Son principal investissement réside dans le fixatif à cheveux qu’elle utilise exagérément et qui interdit tout mouvement capillaire, toute souplesse à sa chevelure. Rigide des pieds à la tête.
Sans faire d’esbroufe je demande au paternel un droit de regard sur les tenues de ma mère redoutant que son lieutenant poursuive le carnage dans la penderie.
– La mode n’a plus d’importance pour madame maintenant, affirme-t-elle.
– Henriette, je ne peux cautionner un tel propos. Cessez d’écrémer sa penderie. Il n’est nullement question ici de suivre ou ne pas suivre la mode. Il s’agit du mode de vie de ma mère. Personne à ce jour n’a réussi à me démontrer que les personnes dans sa condition sont insensibles à la beauté, à la couleur, à l’harmonie des tenues. Si ma mère ne peut s’en remettre à son jugement, je suis convaincu qu’elle peut s’en remettre à son vêtement.
Le maquignonnage du sous-fifre avec mon père au sujet de l’apparence de Léonie me déconcerte. Voilà qu’au nom du confort, elle s’improvise styliste de mode et dégote sans discernement des fringues, styles et couleurs confondus. La « bonne » confond bon goût, souci de soi et esclavage des apparences.
Léonie se pose des questions. Elle donne son opinion sur les teintes et les coupes de ses vêtements qu’elle trouve douteuses. Son œil l’informe que cela ne tient pas la route. L’acharnement vestimentaire du « ample, confortable, facile d’entretien » l’attriste. Son ordonnance esthétique est l’élégance. L’esthétisme comme point de repère est-il possible? Comportements vestimentaires et comportements humanitaires sont les deux faces d’une même pièce, pour l’instant. Je suis convaincu de l’effet bénéfique des matières, du toucher, du bon ajustement des tenues et que la coquetterie résistera longtemps à la maladie. La dignité et la fierté sont toujours au programme.
À la visite suivante, alors que j’apporte un cadeau pour redémarrer un trousseau, lentement, je retrouve maman, terrée dans son lit et qui ne veut plus sortir de sa chambre et refuse de manger. Elle a découvert le tiroir vidé de ses trésors et de ses étoffes. Avec ses gants sont disparus sa bonne humeur et son sourire. Une partie de son âme, un morceau d’elle-même arraché. Comme si quelqu’un l’avait dépossédée de son identité. C’est l’histoire de la famille qui est inscrite dans la collection de gants, le film d’une partie de sa vie. Chaque pièce correspond à un événement, un voyage, une demande de pardon, une déclaration d’amour, une marque de reconnaissance. Les liens du sang et les liens du gant.
Pour les connaissances de Léonie et de son mari, les foulards de madame B sont indissociables de sa personnalité et constituent sa marque de commerce, son étiquette. Pour les enfants, ils font partie de son patrimoine dont la valeur émotive et sentimentale est inestimable.
Est-ce l’univers qui ne supporte pas le vide ou les enfants qui ne tolèrent pas le tiroir dépouillé de ses messages et de ses symboliques ? Les absences mentales de Léonie et la disparition d’éléments qui la définissent annoncent-elles le début de la fin pour leur mère? La dimension affective d’un vêtement nous soude au passé et nous tient en otage. Les squelettes dans le placard nous lient à ceux qu’on aime, qu’on a perdus, avec qui on a triché. Ils alourdissent le deuil. Ils sont témoins de notre trajectoire. Comme ce sac à main griffé Paco Rabanne offert par son fils cadet en 1987 et que Madame B a toujours conservé dans sa garde-robe même si elle ne l’a pas vu depuis 21 ans maintenant.
À l’adolescence, parfois, les mères et leurs filles traversent une brève période de compétition. Rien ne présage un tel scénario dans le clan des B. N’ayant pas à défendre son fond de commerce, Léonie fait florès en toute légèreté parmi les siens. Mais l’adversité frappe à la porte arrière en prenant la forme de ce garçon devenu un modèle stylistique sans faille, la réincarnation de Cocteau et non la copie de Wilde. Le talent du fils prodige semble être à prime abord une bénédiction pour cette femme qui souhaite tant un regard masculin sur ses choix de tenues. Les conseils de fiston en matière de look augmentent sa valeur aux yeux du voisinage.
La fête annuelle des Cerisiers en juin où il habille le gratin local après avoir converti la maison de Léonie en clinique vestimentaire, le consacre « relève du canton » au grand étonnement de son père à la moue dédaigneuse. Mais l’événement suscite chez sa mère une colère démesurée. Et pour cause! Des clones de Léonie assises à toutes les tables. L’insulte suprême est de voir autant de copies gantées, comme elle. Croyant recevoir des éloges pour l’ensemble de son look, elle doit maintenant se résigner à être le faire-valoir de son fils devant toutes ces complexées de l’apparence. Non seulement, fiston, le traître, embellit-il les autres femmes mais il divulgue en plus ses secrets. Comment ose-t-il exploiter le filon des gants alors que cet atout est le passeport de la vie sociale de sa mère ?
Le petit Dior local se chauffe aux tendances, avec un flair et une expertise indéniables. Il ne s’effacera pas devant Léonie. Qu’elle peaufine son personnage de fausse douce avec quelqu’un d’autre et qu’elle continue d’alimenter le mystère sur sa véritable nature et sa personnalité de surface. Cacher ses mains, c’est cacher ses intentions. Sa jalousie sans bornes et sa colère mal gérée auront raison de leur complicité. De rendez-vous manqués en rendez-vous manqués, madame B comprend que son fils la fait mariner et qu’il a tiré un trait sur sa relation mère-fils. Pour adoucir cet épisode bouleversant, Léonie se noie dans le shopping et pour quelques mois, le magasinage anesthésie sa douleur.
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Aujourd’hui, rivée à son téléviseur, Léonie écoute des reprises de David « Laideurman », incapable de quitter son fauteuil adapté. Son manque d’intérêt généralisé me piste sur son état mental.
– Mom, what’s going on ?
– Oh honey, I’m so glad to see you.
Ses racines irlandaises mariées à ses années de service auprès des clients anglophones la portent à nous parler dans la langue de Shakespeare. Le passé, croit-on, fait place au présent, symptôme de sa maladie. Je lui présente une boîte aux couleurs du magasin Ogilvy, un tartan écossais, enjolivée d’un ruban à double boucles. Ses doigts maladroits, embêtés par l’arthrite, déballent le tout sans hésitation. La mémoire du geste, du mouvement.
Une paire de gants! Elle hume le parfum du cuir, puis flatte son cadeau, comme un chaton et le dépose dans le tiroir vide. Elle le borde d’un papier de soie comme elle le faisait avec nous le soir au coucher avec nos lourdes couvertures de laine. Je reconnais ma mère, aimante, liante, précautionneuse, soucieuse des gens et des objets qui l’entourent. L’automatisme des années a-t-il raison sur la démence ?
– Où sont mes gants ?
– Dans le coffre, maman.
– Tu les as achetés chez Steinberg?
– Oui, bien sûr.
– Ton père est parti chez Woolco chercher à dîner, il ne veut plus aller chez Eaton.
– Il a bien raison maman.
– Où sont mes gants?
– Tu veux les essayer maman?
Elle les enfile, se couvre le visage et avec deux doigts qui prennent la forme d’un ciseau, elle laisse entrevoir un œil, noir, perçant. Je revois son regard d’antan, son image de femme élégante, lumineuse. Rita Hayworth, Gloria Swanson, à quel film fait-elle référence dans sa mémoire débridée ?
– Léonie, tu veux mettre ton collier de perles ? Et tes boucles d’oreilles ? Ta belle montre en argent et tes bracelets ? Ce que tu es belle maman, une altesse.
– Chéri, je n’irai plus au lac avec toi.
– Repose-toi Jackie O, je reviendrai demain…
Ou après-demain, ou dans une semaine, elle ne fait plus la différence. Les rôles sont inversés, je la borde à mon tour. Elle s’endort avec ses gants comme un bébé avec son ourson, son doudou. Peau de soie et peau de chagrin.
À ses funérailles l’église est bondée. Des amis et des inconnus qui font figure de touristes, attirés par une forme de voyeurisme local. Des émules de Léonie, égérie de toute une génération, ont mis leurs plus beaux atours pour lui rendre hommage. Henriette porte une robe noire, sans manche, probablement la seule pièce du genre dans se penderie.
Monsieur B se tient debout devant le cercueil en y déposant sa main droite. Le directeur funéraire lui demande subtilement de faire attention aux empreintes de doigts sur la tombe. « Ne vous inquiétez pas, réplique-t-il, je porte des gants. Chez moi, on ne laisse pas de traces.