La face cachée des habitudes vestimentaires

Chez moi, le daltonisme est une affaire de famille. Mon frère, mes oncles et quelques cousins souffrent de cette déviance dans la perception des couleurs. Toute mon enfance, j’ai jonglé avec cette particularité en bricolant et coloriant avec ma sœur sans que personne ne s’immisce dans mes créations et m’ostracise pour si peu.

Mais à l’école primaire, en deuxième année, Sœur Sainte-Jeanne-d’Arc (patronne des pyromanes me disais-je) interpréta le phénomène autrement. Elle prenait un malin plaisir à faire circuler mes œuvres dans la classe tout en me réprimandant sur mes mauvais choix de couleurs. Interloqué, je me souviens de ma respiration précipitée devant ce geste. Emportée par son prosélytisme, elle me relégua au clan des cancres avec les gauchers, les bègues et autres insoumis. Pédagogie d’un autre temps. Chaque semaine, la dernière journée de classe consacrée au dessin se terminait dans un climat de honte pour l’enfant que j’étais. Pendant de nombreuses années, le mal de ventre a couronné mes vendredis après-midi. Souvenirs imprégnés dans le corps. Mémoire émotive.

Marquée du sceau de la différence et de la marginalité, ma palette s’est longtemps limitée aux variantes de blanc, de noir et de gris, question d’éviter les faux pas et les regards désapprobateurs. Travaillant dans le milieu du vêtement et de la mode, j’ai gardé secret ce handicap pour ne pas nuire à mon avancement professionnel et éviter ainsi un nouveau stigmate risquant de me précipiter comme une épave au Centre d’emploi. J’ai donc développé un sixième sens pour les couleurs en affinant une méthode qui me permet de les identifier, une stratégie d’élimination par catégories de teintes. Les daltoniens ne sont pas privés de couleurs, ils les perçoivent autrement.
Puis, le sentiment d’être un imposteur s’est installé, la peur d’être démasqué, l’impression d’être un tricheur. Mon sens esthétique a-t-il suffi à combler cette lacune? Peut-être étais-je guidé par la vibration des teintes et des couleurs, leur intensité.

Au début de la soixantaine, le bleu a étrangement repris sa place dans mon placard. J’avais banni cette couleur suite à une note de la Mère supérieure de l’école avisant mes parents que j’étais habillé « trop propre » pour les autres élèves. Cette fois-là, je portais un tricot bleu poudre, couleur réservée essentiellement aux fillettes selon elle. J’avais huit ans et cette couleur, le bleu, m’inspirait sans toutefois comprendre sa valeur symbolique. Dans mon petit bled coincé dans les montagnes des Cantons-de-l’Est, une simple question de couleur, de style ou de coquetterie suffisait à vous « tapettiser » ou du moins à vous marginaliser pour le restant de vos jours!

Les phobies vestimentaires
Voilà comment les phobies vestimentaires prennent racine. Nous détestons ou refusons de revêtir tel style de vêtements, telle couleur, tel détail parce qu’ils symbolisent ou font référence à de mauvaises expériences. Nous réagissons à ce qu’on nous a enseigné et à ce que nous avons subi. Muselés trop longtemps, étouffés par les prescriptions, victimes d’opprobre, nos réactions aux interdits imposés se lisent dans notre signature vestimentaire actuelle.

En associant ainsi des catégories de vêtements à des expériences vécues, nous risquons d’éliminer à tort des styles vestimentaires qui nous mettraient en lumière. Les effets et les sensations d’un vêtement évoluent à travers les étapes de nos vies. Mais voilà que trop souvent nous figeons dans le temps une image négative d’un élément vestimentaire auquel nous associons une forme de danger et qui mine notre assurance.

C’est ainsi que certaines personnes refusent de porter du rouge parce que cette couleur dans leur folklore familial est associée à une forme de décadence; d’autres ont éliminé le rose de leur placard symbole de l’instrumentalisation de la femme. Une participante à mon atelier avait en horreur les gros boutons sur une robe, en référence au costume obligatoire de son école. Une autre prétextait qu’après 50 ans, une femme devait se couvrir les genoux. Monsieur X refusait de porter un jean, aussi propre et bien coupé fut-il, car cette pièce est portée par tout le monde, sans âme et sans identité personnelle.
Faut-il alors s’étonner de constater que bon nombre de personnes éprouvent des difficultés avec les vêtements, ont un rapport amour-haine : « Je ne trouve rien pour m’habiller »; « Je ne sais pas ce qui me convient »; « La mode est faite pour les jeunes »; « L’habillement, je m’en fous complètement » et autres litanies ou dénis.

Et à bien y penser, nous n’avons jamais reçu de véritable éducation vestimentaire, que ce soit à la maison ou à l’école, si ce n’est qu’il fallait nous conformer à des codes vestimentaires ou éviter certains interdits. Et malgré cela, nous avons adopté des habitudes vestimentaires, sans trop savoir d’où elles viennent, même certaines dont nous aimerions nous débarrasser.

Les hauts et les bas du daltonisme
Le daltonisme peut parfois créer des situations embarrassantes. Par exemple, dans notre environnement, beaucoup d’informations nous sont livrées sous forme graphique appuyée par des couleurs : bulletins de météo, conditions des routes, cartes des transports publics, etc. Certains gestes du quotidien m’embêtent parfois. Comment être certain de la bonne couleur des câbles de surcharge pour une voiture qui ne démarre pas l’hiver? Comment distribuer les bons médicaments à mes parents souffrant d’Alzheimer?

Je ressens aussi mon daltonisme dans des situations particulières, en voyage par exemple. Les exclamations de mes amis devant un coucher de soleil rosé ou encore l’eau émeraude des mers résonnent comme un spectacle dans ma tête. Un spectacle où j’aurais choisi un siège dans une section mal configurée, me privant de jouir pleinement de l’évènement.

Pour certains hommes, le daltonisme est un faux-fuyant. Ils utilisent ce prétexte pour se libérer de la pression du magasinage et de la sélection de leurs vêtements, reléguant cette responsabilité à leur conjointe. Plusieurs d’entre elles s’accommodent de cette situation, préférant prendre en charge l’image du mari.

Quant à moi, je me suis remis dernièrement à la peinture et au dessin. J’expérimente la couleur en toute liberté tant dans mes croquis que dans ma penderie.

 

Voir l’article sur le Huffington Post

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