Se réfugier chez soi

Guerre-4

Le 13 septembre 1973, à l’âge de 22 ans, accompagné de ma sœur cadette, je quitte le Québec pour l’Europe. Notre plan de match, se rendre en Inde. Nous traversons la France et l’Italie en faisant de l’auto-stop et nous rencontrons un groupe de Québécois à Ios, en Grèce, avec qui nous décidons de poursuivre la route. Nous traversons la Turquie en bus jusqu’à Ankara d’où nous sautons dans un train jusqu’à la frontière du Kurdistan.

À cette frontière, le climat est tendu, très tendu et l’attitude des douaniers fortement armés est peu rassurante. Le groupe se scinde alors en deux, question de faciliter notre entrée en Irak. D’abord Mossoul où une famille nous héberge et nous initie au rituel des repas puis Bagdad où la ville est envahie de chars d’assauts. Des soldats célèbrent une victoire. La rumeur qu’un avion de chasse israélien a été abattu se répand. Ce jour-là Bagdad ne ressemble nullement au conte des «Mille et une nuits». En pleine guerre du Yom Kippour, nous quittons la capitale en direction de Damas en Syrie. L’autobus scolaire dans lequel nous voyageons est rempli de bidons d’essence sur lesquels les hommes se reposent les jambes tout en grillant cigarettes après cigarettes.
En plein désert de Syrie, un bri mécanique force l’autobus à s’immobiliser. Les passagers descendent et prient en attendant du renfort. Notre groupe se divise à nouveau et ma sœur et moi continuons notre route vers Damas dans un camion lourd, elle assise en avant avec le chauffeur, moi sur le toit. Le camionneur doit nous déposer à la sortie du désert. De là, entassés dans une boîte de camion avec des dissidents Syriens, nous atteignons la frontière de la Syrie en pleine nuit. Des militaires armés jusqu’aux dents, juchés dans de grandes tours, cherchent à retracer à l’aide de puissants fuseaux lumineux les gens qui tentent d’éviter la frontière. Certains de ceux-là sont cachés parmi nous dans cette boîte de camion qui peut être visé à tout moment. Ce scénario est à glacer le sang. Les douaniers, intimidants, nous examinent à la lampe de poche, suspicieux et lèvent finalement la barrière de la guérite. Nos compagnons de fortune chantent et sifflent de joie dans cette nuit froide de novembre. Je protège ma sœur de l’enthousiasme de certains hommes à qui cette chance de passer en Syrie à donner des ailes et le droit de mépriser les femmes.
Nous voilà à quelques kilomètres de Damas. Une ville sans lumière pour diminuer les chances d’attaque des avions israéliens. Nous descendons de notre transport, frigorifiés et affamés. Depuis quelques jours notre alimentation se limite à des dattes vertes, pas mûres, que nous avons glanées ça et là. Dans cette noirceur, les bruits s’entremêlent, des conversations, des camions, des cris. Des chandelles faibles qui créent des atmosphères tamisées laissent entrevoir des silhouettes dans les maisons. Ma sœur se cogne contre un tank camouflé dans un parc. Nous cherchons un abri, un hôtel, une cabane afin de reprendre nos esprits. Je trébuche et tombe avec force dans une tranchée décorée de barbelés. Mon énorme sac à dos accélère ma chute et se vide partiellement de son contenu.
Au lever du jour, dans toute la ville, les chants du Coran sont amplifiés par des haut-parleurs et nous réveillent. Nord-américains, jeunes, innocents, nous ne pouvons deviner s’il s’agit d’une alerte au bombardement ou d’un message important transmis aux habitants de la ville.
Le lendemain, la vie reprend à Damas comme si de rien n’était. Des travailleurs pressent le pas, des chars d’assaut camouflés par de la fausse végétation sont postés aux coins des rues, des soldats font le pied de grue, les mains solidement liés à leur mitraillette, les marchands attendent les clients.
Nous quittons le plus rapidement possible cette ville pour nous diriger vers Beyrouth d’où nous pourrons réévaluer notre projet d’atteindre l’Inde dans un climat plus paisible. Mais voilà que le Liban a coupé les ponts avec l’Europe. En 1973, pas de téléphone intelligent ni d’Internet nous permettent d’entrer en communication avec la famille et les amis pour s’enquérir de la situation du Liban. Aucun bateau ne traversera la Méditerranée pour nous ramener en France et les vols vers Paris se font rares. C’est la consternation, le découragement. Assis dans le sable devant la mer, nous comprenons que les solutions de rechange sont inexistantes. Quelques jours passent et nous décidons finalement de prendre un avion américain qui nous transportera vers Paris. Le même avion, une semaine plus tard précisément, sera détourné.
MORALE DE CETTE HISTOIRE
Nous étions privilégies et pouvions revenir à tout moment. Notre cauchemar n’a duré que deux mois et nous savions pertinemment qu’à notre retour nous reprendrions nos habitudes de vie, au chaud, loin des menaces. Notre sympathie va à tous ces réfugiés qui ne jouissent pas d’une telle option.
Pensez à tous ces migrants qui ont peur, qui sont affamés et assoiffés, sales, épuisés, qui espèrent jour après jour que quelqu’un entendra leurs pleurs. Tous ces gens qui ont quitté leur maison, leurs biens et qui marchent et marchent et marchent encore et qui se voient rejetés, refusés, méprisés. Jusqu’à quel point peut-on avilir un être humain?
Peut-on être insensible à autant de douleur et de tristesse? Comment la peur de l’autre pousse-t-elle des gens à proposer une pétition contre l’accueil de réfugiés? Cette peur réussit à dénaturer certains humains et les pousse vers des comportements qu’ils considéreront honteux éventuellement.
Comment le sentiment d’insécurité de ces gens désemparés peut-il être ignoré? Comment peut-on fermer les yeux et nos portes à ceux qui ne demandent que la paix?

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