Rénovation oblige, me voilà juché sur le toit de la maison, un pied sur l’échelle et un genou sur la tôle noire brûlante. Je cuits à petit feu et combats mon vertige en m’équilibrant avec quelques jurons. Le téléphone sonne, je redescends à la hâte. C’est mon père qui cherche un accompagnateur pour un autre rendez-vous à l’hôpital. Encore des examens, des piqûres, des prises de sang et mon chantier qui reste en plan.
Depuis quelques mois, visiter les salles d’attente et les différents départements des établissements de santé est devenu une seconde nature. C’est la même routine partout : s’asseoir, attendre, « ça ne sera pas tellement long… » Je réussis à trouver une chaise confortable afin que mon père puisse y déposer ses 85 livres et y installer le coussin qu’il traîne partout pour protéger son fessier osseux. La notion de vieillesse prend tout d’un coup son sens. Je me projette dans ce corps malade, maigre, qui résiste et qui se bat pour profiter d’une journée, une semaine, un mois de sursis mais certes pas une autre année. Coupable de vieillesse.
L’image est claire, je m’imagine vieillard. Déjà, par mimétisme je reproduis la même posture que mon paternel, le dos écrasé sur les reins, légèrement courbé vers l’avant. Mêmes expressions du visage, le sourcil épais, les joues et le nez traversés de vaisseaux, fruit de la génétique. Tels deux adolescents collés sur le même banc dans un autobus scolaire, nous sommes assis côte à côte, sans un mot. On sait de quoi demain sera fait, inutile de faire semblant.
Trop faible pour enfiler seul la belle jaquette requise pour les examens, je l’assiste comme je le faisais avec les figurants lors des tournages en cinéma. La tunique de l’hôpital, faute de formes et de masse corporelle sur lesquelles s’appuyer ne trouve pas prise, glisse et échoue au sol. Devant moi, nu, mon père cadavérique, frissonnant, qui réclame son peigne pour replacer son abondante chevelure. Coquet va! De sa main aux veines esquintées, il dompte la mèche rebelle. Tout un flash ! La tête de Serge Chapleau transposée sur le corps de Gilles Latulippe dans sa plus simple tenue.
Pour son esthétisme vestimentaire il priorise le sacré saint confort, mais toute sa fierté repose dans sa chevelure généreuse, sans éclaircie, et ses mains auxquelles il accorde un grand soin. En plus du coussin repose fesses, deux outils l’accompagnent partout, son peigne noir, format poche et sa lime à ongles.
Avait-il compris par intuition que derrière le bureau où trône un patron, les éléments clefs qui s’offrent en lecture aux interlocuteurs sont le visage et les mains? Dans la main droite, une bague ensemencée de diamants, et dans la gauche, son alliance.
Je porte aujourd’hui dans la main droite son alliance qu’il m’a offerte deux semaines avant de me quitter et sa bague diamantée dans la gauche. En inversant les mains, je perpétue ma vieille habitude de le contredire.
Je conserve cependant son sens de l’humour et son goût du détail, les boutons de manchettes, l’épingle à cravate, les mouchoirs de coton. Une tenue simple, bien gérée, efficace et non ostentatoire. Il me complimentait surtout pour mes choix de chaussures et le soin que je leur prodiguais. N’est-ce pas par le soulier qu’on reconnaît les valeurs morales d’un homme?
Les pères ont-ils joué un rôle dans notre conduite vestimentaire et ont-ils participé à l’élaboration de la signature de notre style? J’en ai longtemps douté, à tort. Il y a 30 ans le monde de la beauté, du souci de soi et de l’image corporelle était une prérogative féminine, ce terrain de jeu intéressait peu d’hommes. L’honneur et la dignité caractérisaient mieux les pères de cette époque.
Quel garçon n’a pas observé le rituel du rasage de son père le matin, l’odeur de la lotion « after shave », l’endroit où il déposait sa montre et son portefeuille en cuir en revenant du travail, sa technique pour nouer sa cravate ? Peu doués pour la communication orale, nos pères étaient les précurseurs du langage non verbal : fierté, politesse, courtoisie, la tête haute et le corps droit.