1963, LE NOËL DE SYLVIO

Noel

Imaginez un garçon de 12 ans en 1963 qui n’aime pas pratiquer les sports et qui déteste le hockey alors que son père, ses frères, sa soeur et ses oncles en raffolent. Qui plus est, cette activité est la seule offerte dans le village hormis la messe le dimanche. Sport national, symbole de virilité, de vrais gars, le hockey est une religion et y prêter serment vous assure l’appartenance à la gang et élimine tout doute sur votre orientation sexuelle. Un homme n’est pas complet sans le hockey. Ne pas s’adonner à ce sport, pis encore, ne pas s’y intéresser, vous exclut du monde des mâles et les autorisent à vous considérer comme un homme de seconde classe.

Sylvio est en froid avec son père, sans raison apparente, le courant ne passe pas. Les échanges sont polis quoique brefs. Aucune prise de bec depuis des mois, rien à signaler. Sylvio a des aptitudes pour la cuisine et semble coupé du monde des mâles. Il «fait le marché» avec sa mère et le plaisir est de la partie. Des larrons en foire. Monsieur Bertrand craint que son fils soit le confident de son épouse et qu’elle lui voue trop de délicatesse. Il se sent exclu de cette relation. «Ce garçon est trop près de sa mère» rétorquera-t-il. «On sait ce qui arrive dans ce temps là…». Il souhaiterait se rapprocher de sa femme qu’il sent distante. Pourquoi Sylvio ne l’aiderait-il pas à percer le mystère de son épouse? Peut-être connaît-il la cause de son insatisfaction et voudrait la partager avec son père.

Une fois par mois, ses économies en poche, Sylvio écume les boutiques de la ville la plus proche avec son amie Ninon et établit un plan d’action pour l’achat de ses vêtements. Bien au fait du « look tolérable et acceptable» dans son bled, il se coordonne des vêtements «bon chic bon genre» qui se rapprochent davantage du style de sa mère que ceux de son père et de ses frères. Cette tendance excède monsieur Bertrand qui voit dans les manœuvres vestimentaires de son fils une opposition au chef de la famille et un choix clair du garçon de développer davantage sa relation avec sa mère. Façon inconsciente de signifier au père qu’il refuse son offre d’être un mouchard et qu’il a choisi son camp.

Pour Noel cette année-là, les rituels de remises des cadeaux ont pris une autre tangente. Pas de cadeaux communs du père et de la mère mais plutôt des présents personnalisés de chaque parent. Pas de cartes de souhaits traditionnelles à la formule brevetée accrochées aux cadeaux «De tes parents qui sont fiers de toi» ou encore «Au meilleur des fils». Homme à la phrase courte, monsieur Bertrand griffonnera un simple «À Sylvio, de ton père» accroché au cadeau.
Vers 20 heures, toute la famille se rassemble près du sapin de Noël pour le partage des cadeaux. Fébrile, Sylvio attaque le présent que lui tend sa mère. «L’Encyclopédie de la cuisine canadienne (1963)» et «La psychologie des couleurs». Il hume le parfum dégagé par les pages d’un livre neuf, jamais utilisé et s’empresse à regarder les photos accompagnant les recettes. À son tour, son père lui offre une boîte, énorme, qui laisse à penser que s’y trouve un appareil pour cuisiner ou peut-être un téléviseur pour sa chambre où il pourrait se réfugier pendant les séries éliminatoires de hockey. Ces interminables soirées où les hommes monopolisent le salon et où les odeurs de cigarettes et de bière empestent la maison.
Tous s’interrogent sur le contenu de cette boîte, surpris par l’initiative de leur père d’offrir autre chose que des boutons de manchettes, des ceintures, des bas et des bretelles appareillés ou une boîte de cigares.

Sylvio est sceptique et doute soudainement des bonnes intentions de son père. «Trop de bonne humeur, le père» lui siffle sa petite voix intérieure. Sylvio imite un boxeur qui assaille son ennemi et se lance à l’assaut du gros cadeau et d’un coup sec déchiquette la boîte avec fracas. Son contenu se répand sur les restes des papiers d’emballage et de choux décoratifs. Des gants, des patins, des jambières, une tuque et le chandail de hockey du club Canadiens, le kit total, aussi bien coordonné que les vêtements qu’il déniche en ville avec Ninon. Pour mettre un peu de sel dans les plaies, son frère au regard narquois le somme d’essayer le chandail et la tuque en guise de remerciements pour son père.
Sylvio escamote un blasphème et se retire dans sa chambre. Par ce geste provocateur, son père délégitime ses goûts et son être tout entier, une mission pour ramener fiston à l’ordre. Un cadeau rempli de symbolique «Tu seras comme nous, les gars», un cadeau «affiliation». Sylvio n’oubliera jamais ce «black Christmas» rempli de tristesse, ce cadeau «punition».

«Son fils, ce garçon clairvoyant, perce à ce jour ce mensonge, se rend compte que le souci permanent des apparences n’a rien à voir avec le véritable amour….Il dirige donc cette haine contre lui-même, inconsciemment convaincu d’avoir mérité ce mensonge et cette froideur» Notre corps ne ment jamais, Alice Miller, Flammarion

Luc Breton, Le Blogue
Numéro 3, 26 décembre 2017

Laisser une réponse

XHTML: Tags utilisables: <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>